par Guilhem GIL
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En matière de répression pénale des abus de la liberté d’expression, la loi procède à une distinction selon que les propos attentatoires à l’honneur d’autrui ont été proférés publiquement ou non.
C’est cette distinction qui était en jeu dans la décision rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 8 avril 2014 et dont les circonstances intéressent de près le domaine de la copropriété.

Par Guilhem GIL Maître de conférences à  Aix Marseille Université

Crédit : DR Picard

 


Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que M. X...a été cité devant le tribunal correctionnel pour injure publique à caractère racial pour avoir tenu à M. Dogan Y...les propos suivants «sale bougnoule, vous êtes juste tolérés ici», et ce dans la cour commune de l’immeuble où résident les deux intéressés en qualité de copropriétaires ; que le tribunal a déclaré M. X...coupable de ce délit par un jugement dont le prévenu et le ministère public ont interjeté appel ;

Attendu que, pour confirmer cette décision, l’arrêt retient, notamment, que les propos incriminés, également entendus par l’épouse de M. Y..., ont été proférés dans une cour d’immeuble comportant seize appartements et à laquelle le public a accès ;

Attendu qu’en se déterminant par ces motifs, d’où il se déduit que les propos litigieux ont été tenus dans des circonstances traduisant une volonté de leur auteur de les rendre publics, la cour d’appel a justifié sa décision au regard des textes visés au moyen ;

D’où il suit que le moyen doit être écarté ;
Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi ;

Dans le premier cas, le siège textuel de la répression réside dans les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. Malgré son intitulé, cette loi «ne se limite pas, et ne s’est jamais limitée, à la presse écrite»1 et a vocation à s’appliquer à tout propos, écrit ou oral, proféré publiquement et attentatoire à l’honneur de la victime. Ayant comme domaine «la liberté d’expression publique»2, cette loi réprime ainsi la diffamation et l’injure publiques3. En revanche, si les propos attentatoires à l’honneur de la victime n’ont pas été proférés publiquement, ce sont les dispositions du Code pénal relatives à la diffamation4 et l’injure5 non publiques qui ont vocation à fonder la poursuite. La distinction entre les deux types d’infractions est d’importance car, si les abus publics de la liberté d’expression punis par la loi de 1881 revêtent la nature d’un délit, ceux commis en privé et sanctionnés par le Code pénal ne sont que des contraventions.

C’est cette distinction qui était en jeu dans la décision rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 8 avril 2014 et dont les circonstances intéressent de près le domaine de la copropriété.6 En l’espèce, un copropriétaire avait été condamné par les juges du fond pour avoir proféré des injures à caractère racial envers un autre copropriétaire lors d’une altercation dans la cour de leur immeuble commun. Pour entrer en voie de condamnation, les juges s’étaient fondés sur l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime notamment l’injure publique commise «envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.» Cette qualification était remise en question par le pourvoi formé devant la Cour qui faisait valoir que le caractère public des propos faisait défaut dès lors que ceux-ci avaient été tenus dans un cadre restreint, hors la présence de tiers étrangers à ce cadre et au sein de la cour de l’immeuble qui, étant une partie commune d’un immeuble en copropriété, constitue un lieu privé.

Au cœur de l’affaire se trouvait donc l’interprétation de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 qui dispose notamment que la publicité est constituée dès lors que sont en cause des «discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunion publics.» Se posait alors la question de savoir si les parties communes sont un lieu public ou privé. A cette interrogation, il convient d’apporter une réponse nuancée. En effet, si les parties communes constituent par principe un lieu privé (I), elles peuvent néanmoins, au sens de la loi sur la presse, devenir le lieu d’expression de propos publics (II).

1- P. Auvret, J.-Cl. Communication, fasc. 3020, Eléments constitutifs des infractions à la loi de 1881, n° 25.
2- P. Auvret, op. cit., loc. cit.
3-  Loi 29 juill. 1881, art. 29.
4- Code pénal, art. R. 621-1.
5- Code pénal, art. R. 621-2.
6- Sur les abus de la liberté d’expression au sein de la copropriété, v. notre étude, L’honneur en copropriété : injures et diffamation au sein du syndicat : Inf. Rap. Copr. juill.-août 2009, n° 550, p. 37.

 


I - Les parties communes : un lieu privé par nature

La détermination de la nature d’un lieu dans le régime de la loi sur la liberté de la presse obéit à une classification tripartite établie de longue date. Il existe tout d’abord des lieux publics par nature, c’est-à-dire tous ceux qui sont accessibles à toute personne sans condition et à tout moment, tels que les rues, les places ou les routes. Pour ces lieux, la jurisprudence considère que «la publicité résulte de plein droit de ce que les propos sont tenus à haute voix.»7 Viennent ensuite les lieux publics par destination, qui correspondent à des lieux dont l’accès est réservé à certaines personnes et sous certaines conditions (notamment d’horaires ou de paiement d’un droit d’entrée) tels que les débits de boissons, les restaurants, les théâtres et cinémas ou les bâtiments publics dont l’accès est règlementé. S’agissant de cette catégorie, le propos sera qualifié de public s’il a été proféré «à un moment où ce lieu était réellement ouvert au public.»8 Enfin, se trouvent les lieux privés auxquels l’accès est réservé par principe à leurs occupants ayant seuls la faculté d’autoriser des tiers à y pénétrer.9 Par principe, des propos tenus dans des lieux privés ne sauraient constituer des injures publiques.10

Il ne fait guère de doute que les parties communes d’un immeuble soumis au statut de la copropriété appartiennent à cette dernière catégorie et revêtent la nature d’un lieu privé. La loi du 10 juillet 1965 le reconnaît implicitement mais nécessairement en prévoyant la faculté pour l’assemblée générale de déterminer les modalités de fermeture de l’immeuble dans les conditions de l’article 26. Ce pouvoir des copropriétaires quant à l’accès à leur propriété qui, pour être commune, n’est pas pour autant publique, vaut aussi bien à l’égard des personnes privées que des représentants de l’Etat. En témoignent les dispositions de l’article 25 i) de la loi du 10 juillet 1965 permettant à l’assemblée d’accorder à la police ou à la gendarmerie l’autorisation permanente «de pénétrer dans les parties communes.»11

Cette nature de lieu privé a d’ailleurs été reconnue par la Chambre criminelle dans une précédente décision où était en cause l’application de l’article 706-96 du Code de procédure pénale.12 Ce texte prévoit en substance que le juge d’instruction peut autoriser les agents et officiers de police judiciaire à mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, de capter et d’enregistrer l’image de personnes se trouvant dans un lieu privé. Dans cette espèce, les enquêteurs avaient mis en place une caméra dans le parking souterrain d’un immeuble en copropriété avec le seul accord du syndic. Cette démarche avait été validée par les juges du fond qui avaient notamment souligné que le dispositif policier avait été installé dans les parties communes de l’immeuble et non dans les parties privatives. Cette décision fut censurée par la Chambre criminelle qui prit soin de souligner que, les parties communes d’un immeuble en copropriété constituant un lieu privé, les opérations de captation et de fixation ne répondaient pas aux exigences légales et que l’autorisation du syndic ne pouvait remplacer celle, requise par la loi, du juge d’instruction.

Les décisions rendues en application du droit spécial issu de la loi sur la presse ne dérogent pas à la solution du droit pénal commun. Il a ainsi été jugé que ne répondaient pas aux exigences de l’article 23 de la loi de 1881, les propos litigieux tenus par un copropriétaire à l’encontre du président du conseil syndical et affichés dans les halls des immeubles où habitent les copropriétaires concernés dès lors que ces halls, parties communes, constituaient des lieux privés non accessibles à tout venant sans contrôle d’aucune sorte.13 De même, en matière d’injure à caractère racial, une décision a considéré que le couloir et les parties communes d’un immeuble d’habitation constituent des lieux privés par nature et par destination.14 La décision apporte cependant, conformément à une jurisprudence fermement établie, une réserve à ce principe en soulignant que les parties communes peuvent être occasionnellement reconnues comme des lieux publics en raison de circonstances particulières relevées par le juge.15

7- M. Véron, Droit pénal spécial, Armand Colin, 8e éd., p. 125.
8- A. Chavannes, Rép. Civ. Dalloz,  v° Diffamation, n° 176 et les références citées.
9- Sur la notion de lieu privé au sens de l’article 226-1 Code pénal, v. CA Aix-en-Pce., 9 janv. 2006 : JCP G 2007, IV, 1499 définissant ce lieu comme «l’endroit qui n’est ouvert à personne, sauf autorisation de celui qui l’occupe de manière permanente ou temporaire.»
10- P. Auvret, J.-Cl. Communication, fasc. 3140, Injure, n° 111.
11- Ce texte est la transposition dans le statut de la copropriété des dispositions générales de l’article L. 126-1 CCH qui dispose que «les propriétaires ou exploitants d’immeubles à usage d’habitation ou leurs représentants peuvent accorder à la police et à la gendarmerie nationale, ainsi le cas échéant, qu’à la police municipale une autorisation permanente de pénétrer dans les parties communes de ces immeubles.»
12- Cass. crim., 27 mai 2009, n° 09-82115 : AJDI 2010, p. 228, obs. G. Roujou de Boubée ; Gaz. Pal., 2009, n° 286, p. 8, note L. Belfanti ; Procédures 2009, comm. n° 284, obs. J. Buisson ; RSC 2009, p. 899, obs. J. Buisson.
13- CA Paris, 11ech., B, 22 fév. 1986 : Juris-Data n° 1986-022121.
14- CA Toulouse, 4 janv. 2011 : Juris-Data n° 2011-003600.
15- Cass. crim., 23 juill. 1941 : DC 1942, p. 11 (affirmant que si le couloir d’un immeuble est un lieu privé par sa nature et sa destination, il peut être considéré comme devenu momentanément et accidentellement un lieu public en raison de circonstances particulières relevées par le juge)
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II- Les parties communes : un lieu d’expression de propos publics

Il est admis qu’en application de l’article 23 de la loi de 1881, des lieux privés puissent occasionnellement devenir publics. Cela correspond à ce que la doctrine ancienne dénommait les «lieux publics par accident», c’est-à-dire des hypothèses où, malgré la nature privée du lieu de commission de l’infraction, le caractère public des propos est néanmoins avéré. La loi de 1881 n’a pas eu en effet une conception purement «spatiale de la publication»16 mais a entendu s’intéresser avant tout «à l’impact du propos.»17 Si les abus de la liberté d’expression commis dans un lieu privé sont par principe traités moins rigoureusement par la loi, c’est parce qu’en raison de leur localisation, ils sont réputés n’avoir eu qu’un écho plus restreint et donc avoir moins fortement frappé l’honneur de la victime que ne l’aurait fait le même discours tenu dans un lieu public en présence d’une audience composée de tiers. Il en va toutefois différemment lorsque, en dépit de la nature privée du lieu, les propos ont pu être perçus par des tiers. Il a ainsi été jugé qu’était caractérisé le délit de diffamation publique lorsque des propos avaient été proférés dans une loge de concierge, lieu privé par nature et par destination, qui était accidentellement devenu lieu public puisque plusieurs personnes étrangères à l’immeuble s’y trouvaient réunies.18

Mais la publicisation des propos peut également résulter de la volonté de leur auteur de les diffuser auprès d’une large audience19 en leur faisant franchir les frontières du lieu privé et en ouvrant ainsi ce dernier sur l’espace public. Les tribunaux considèrent en effet de manière classique que doivent être qualifiés de publics des propos tenus dans un lieu privé dans des conditions telles qu’on voulait qu’ils soient entendus de l’extérieur et qui ont effectivement été perçus.20 Cette démarche fondait la condamnation dans l’espèce commentée où les juges du fond avaient relevé que les propos injurieux avaient «été tenus dans une cour d’immeuble qui comporte seize appartements et à laquelle le public a accès, suffisamment forts pour être entendus par le public.» Selon la Chambre criminelle, cette motivation était suffisante pour en déduire «que les propos litigieux [avaient] été tenus dans des circonstances traduisant une volonté de leur auteur de les rendre publics.»

Cette solution applique fidèlement les prescriptions de l’article 23 de la loi de 1881 qui exige que les propos aient été «proférés», ce qui implique la volonté de leur auteur de les diffuser au-delà du cercle privé. Elle avait été clairement rappelée quelque mois auparavant dans une décision de la Chambre criminelle affirmant qu’un «propos injurieux, même tenu dans une réunion ou un lieu public, ne constitue le délit d’injure que s’il a été «proféré», au sens de l’article 23 de la loi sur la presse, c’est-à-dire tenu à haute voix dans des circonstances traduisant une volonté de le rendre public.»21 En effet, le propos tenu au sein de personnes unies par une communauté d’intérêt qui lie des individus par «une appartenance commune, des aspirations ou des objectifs partagés»22 , est exclusif de toute publicité.

Cette notion de communauté d’intérêt trouve indubitablement à s’appliquer aux copropriétaires et la jurisprudence ne manque pas de relever fréquemment que, dès lors que les propos ont eu pour seuls destinataires les copropriétaires, unis par une communauté d’intérêt, l’élément de publicité fait défaut.23 En l’espèce, même si auteur et victime avaient tous deux la qualité de copropriétaire, les circonstances d’émission des propos avaient conduit les juges à estimer que le prévenu avait entendu ne pas cantonner son discours au sein d’une audience restreinte mais avait cherché à lui donner l’audience la plus large possible. L’élément intentionnel permettait donc de dépasser le seul critère spatial et, même si l’on ne saurait souscrire pleinement à l’affirmation selon laquelle «la nature intrinsèque publique ou privée du lieu où les faits ont été commis importe peu»24 , il faut reconnaître que l’intention de l’auteur des propos constitue sans conteste le critère déterminant dans l’appréciation de l’élément de publicité.

16- E. Dreyer, Droit de l’information, Litec, n° 278, p. 134.
17-  E. Dreyer, op. cit. loc. cit.
18- Cass. crim., 9 janv. 1948 : Bull. crim. n° 9.
19- P. Auvret, J.-Cl. Communication, fasc. 3020, Eléments constitutifs des infractions à la loi de 1881, n° 81.
20- Cass. crim., 26 oct. 1982 : Bul. Crim. 1982, n° 640 cité in P. Auvret, op. cit., loc. cit.
21- Cass. crim., 27 nov. 2012, n° 11-86982 : CCE 2013, comm. n° 8, note A. Lepage; Dt. Pénal 2013, comm. n° 18, obs. M. Véron; JCP G 2013, II, 19, note E. Derieux.
22- Y. Mayaud, obs. sous Cass. crim., 3 juin 1997, RSC 1998, p. 104.
23- Cass. crim., 2 juill. 1975, n° 74-91708 : Bull. crim. n° 175 ; Cass. crim., 14 mars 1995, n° 93-84213 ; CA Aix-en-Pce., 7e ch. corr., 13 mai 1997 : Juris-Data n° 1997-045635 ; Cass. crim., 7 mars 2000 : Dt. Pénal 2000, comm. n° 97, obs. M. Véron.
24- Ch. Bigot, Pratique du droit de la presse, Victoires Editions, p. 84.